Helen Keller

Son éducation

Anne Sullivan semblait sortie d’un roman de Dickens. Enfant, elle avait été battue par un père ivrogne. À peine nourrie, couverte de bleus, ne recevant aucun soin, elle avait été finalement abandonnée par les siens, puis recueillie par l’assistance publique. Devenue aveugle à la suite d’un trachome, en 1880, elle était entrée à l’institut Perkins. Deux opérations lui avaient rendu virtuellement la vue, mais elle devait souffrir des yeux toute sa vie et redevenir aveugle à la fin de ses jours.

Le port élégant d’Helen Keller et son visage intelligent malgré son absence d’expression frappèrent Anne Sullivan dès son arrivée.

Grâce à la patience de miss Sullivan, Helen s’ouvre à la connaissance.

Miss Sullivan remarqua que l’enfant avait déjà différents moyens d’exprimer ses désirs. Quand elle avait envie de glace, elle tournait la manivelle d’une sorbetière imaginaire. Pour une tartine de pain beurré, elle faisait le geste de couper et d’étendre. Pour symboliser son père, elle feignait de mettre des lunettes.

Au bout de deux semaines, une lueur commença d’apparaître. C’est en 1886, à l’âge de six ans, qu’Helen Keller émergea pour la première fois des ténèbres qui l’enveloppaient. Miss Sullivan emmena alors Helen à la pompe et fit couler l’eau. Tandis que le liquide débordait de la timbale et se répandait sur la main droite de l’enfant, l’institutrice épela e-a-u dans la peaume gauche de son élève.

Venant immédiatement après la sensation de l’eau fraîche ruisselant sur sa main, ce mot parut la saisir, écrit miss Sullivan. Elle laissa tomber la tasse et fut comme transfigurée. Une expression nouvelle illumina son visage.”

Voici le souvenir que garde Helen de cet instant: “Le mystère du langage m’était enfin révélé. Je compris que cette chose merveilleusement fraîche qui coulait sur ma main était l’eau. Ce mot vivant éveilla mon esprit, lui donna la lumière, l’espoir, la joie.”

Pour apprendre à lire à Helen, miss Sullivan plaçait des mots découpés en relief sur du carton, à côté des divers objets qu’ils représentaient, puis les réunissait pour former une phrase, par exemple: la poupée est sur le lit, qu’elle insérait dans un cadre.

“Lorsque ses doigts se posaient sur des mots qu’elle connaissait déjà, Helen criait de plaisir, écrit miss Sullivan. Se jetant à mon cou, elle m’embrassait pour exprimer sa joie. Je lui donnai un jour mon ardoise Braille pour l’amuser; la petite futée ne tarda pas à y écrire des lettres. J’ignorais qu’elle sût ce que c’était qu’une lettre.”

En trois mois, Helen apprit 400 mots et un grand nombre de phrases courantes. Cet été-là, le jeu se poursuivit pendant des heures, aussi bien au jardin que dans la maison. L’enfant étudiait à l’ombre des mûriers et des tulipiers, et tout ce qui “bourdonnait, chantait ou fleurissait” contribuait à son éducation. Au verger, elle caressait les pêches duveteuses, pressait les capsules ouvertes du cotonnier, attrapait un insecte au cœur d’une fleur qu’elle venait de cueillir. Elle apprit à distinguer le laurier du chèvrefeuille et un cochon d’une poule. Miss Sullivan modela pour elle des cartes en relief, figurant pôles, équateur et méridiens, au moyen de ficelles et de bâtonnets. Elle lui enseigna à compter, comme on le fait dans les jardins d’enfants, à l’aide d’un boulier, et aussi à faire des additions et des soustractions avec des brins de paille. C’était d’ailleurs le seul exercice que l’enfant détestât. Elle sut très vite écrire correctement au crayon. Au bout d’un mois d’étude, elle envoya à sa cousine une lettre sans fautes et parfaitement lisible. À l’heure actuelle, l’écriture de miss Keller est ferme, élégante et toujours déchiffrable.

À la fin du mois d’août, Helen connaissait 625 mots. Mais après une année d’étude, elle avait beaucoup pâli et minci. On accusa son professeur de la surmener. On lui fit d’ailleurs le même reproche lorsque Helen prépara son baccalauréat, mais à chaque fois miss Sullivan répondit: “Il ne viendrait à l’esprit de personne de ‘chloroformer’ cette enfant. Or, ce serait le seul moyen efficace de l’empêcher d’exercer ses facultés.

À cette époque, Helen se prit d’un grand amour pour la toilette et les fanfreluches, insistant pour qu’on roulât ses boucles tous les soirs, si fatigante qu’eût été sa journée.

Lorsqu’Helen eut huit ans, miss Sullivan l’emmena à l’institution Perkins, où un monde nouveau s’ouvrit devant elle. Elle eut à sa disposition des livres en braille et entra en contact avec d’autres enfants qui pratiquaient l’alphabet manuel dans la main. Elle fit bientôt preuve de dons exceptionnels. Bien avant qu’Helen pût prendre connaissance d’une œuvre complète, miss Sullivan l’avait laissée aller d’un livre à l’autre et déchiffrer ici et là quelques mots au hasard. Elle étudiait maintenant, de façon systématique, l’arithmétique, la géographie, la zoologie, la botanique et la grammaire. Finie l’éducation libre et spontanée en plein air! Cependant Helen apportait la même ardeur à tout ce qu’elle faisait, refusant de laisser une tâche inachevée.

– Je me sentirai plus forte, si je finis maintenant, répondait-elle lorsqu’on la pressait de se reposer.

À dix ans, Helen lisait en braille avec avidité et pouvait se faire comprendre au moyen de l’alphabet manuel dans la main. En 1890, au printemps, on lui raconta qu’une jeune Norvégienne, sourde, muette et aveugle, Ragnhild Kaata, avait appris à parler. Helen brûlait d’ambition. Ses doigts volèrent dans la main d’Anne Sullivan, son institutrice, et y frappèrent: “Moi aussi je parlerai!”

Ce fut pour Helen une période de développement mental intense. Lorsqu’elle voyageait avec son institutrice, celle-ci épelait dans la main de vivantes descriptions du paysage – les collines et les rivières, les hameaux et les villes – et des gens qui se trouvaient autour d’eux: leur visage et les vêtements qu’ils portaient. Elles passèrent l’été à Cape Cod, et Helen apprit à nager, mais son premier plongeon dans la mer lui causa une vive surprise. Personne n’avait songé à lui dire que l’eau de mer était salée. Elle apprit à ramer, à naviguer, à monter à cheval et à se servir d’un tandem.

Cette extraordinaire jeune fille commençait à attirer l’attention des intellectuels de Boston. Le philosophe Oliver Wendell Holmes pleura lorsqu’elle lui récita, sur un rythme heurté, un poème de Tennyson. Le poète John Greenleaf Whittier lui assura qu’il comprenait chacun des mots qu’elle prononçait, ce qui rendit Helen très heureuse. Elle se mit à correspondre avec des hommes célèbres, leur écrivant indifféremment en français ou en anglais. Elle était devenue une grande jeune fille, pleine de grâce, de charme et d’esprit.

Helen devait maintenant recevoir une éducation universitaire. Son choix se fixa sur Radcliffe, collège de jeunes files dépendant de l’université Harvard, et elle s’y prépara avec sa ténacité habituelle. Elle entra à l’école Gilman pour jeunes filles, à Cambridge, et y reçut un enseignement intensif. Toujours à ses côtés, miss Sullivan lui transmettait les cours par l’alphabet manuel. En 1900, Helen s’inscrivit à Radcliffe. C’était la première fois qu’un étudiant aveugle, sourd et muet entrait dans une université.

Pour Helen, Radcliffe fut une déception. Elle travaillait bien, mais n’avait plus de temps pour se recueillir. Étant obligée “d’écouter avec ses mains”, il lui était impossible de prendre des notes de retour chez elle, elle transcrivait ce qu’elle avait retenu. Pour l’algèbre, la géométrie et la physique, elle se servait de l’écriture Braille, mais elle avait peu d’aptitude pour les mathématiques. Les examens étaient son cauchemar. Cependant, elle prenait plaisir à suivre certains cours. Son institutrice et elle se concentraient sur leur travail avec leur enthousiasme habituel.